
Travailler dans une entreprise peut parfois ressembler à un mauvais rêve. Mais Inhuman Resources: A Literary Machination pousse cette idée à son paroxysme en transformant les couloirs gris du monde corporatif en un véritable labyrinthe d’angoisse, de satire et de dilemmes moraux. Ce jeu développé par Finnegan Motors et publié par Indie Asylum n’est pas seulement une visual novel de plus: c’est une expérience psychologique qui mêle horreur existentielle et humour grinçant avec un talent indéniable.
Le pitch est simple, mais redoutablement efficace: vous êtes un employé perdu dans les rouages froids et inhumains de SMYRNACORP, une entreprise dystopique figée dans un temps indéfini entre les années 1940 et un futur cauchemardesque. Ce n’est pas qu’un jeu, c’est une descente lente et captivante dans la folie bureaucratique.
Entre satire et dystopie narrative
Ce qui frappe immédiatement, c’est le ton du jeu: sarcastique, percutant, mais jamais gratuit. L’univers de Inhuman Resources est construit comme un miroir brisé de notre propre réalité professionnelle. Le joueur, loin d’être un simple spectateur, est plongé dans une spirale de décisions, de conséquences imprévues et de révélations perturbantes.
Avec une structure qui emprunte au roman (chapitres, actes, rebondissements), le jeu s’offre comme un livre interactif qu’on ne peut s’empêcher de feuilleter encore et encore. Mais attention: chaque choix, chaque omission, a son importance. Et dans l’univers de SMYRNACORP, l’inaction peut être aussi lourde de conséquences que l’action.
Une aventure visuelle pas comme les autres
Le gameplay: entre roman et RPG
Derrière ses allures de roman visuel, Inhuman Resources cache un gameplay étonnamment riche. Bien plus qu’un simple enchaînement de dialogues, le jeu intègre des mécaniques inspirées des RPG, comme la création et l’évolution d’un “profil d’employé”. Les joueurs peuvent choisir d’agir en infiltrateur rusé, technicien de l’ombre ou employé modèle… du moins en apparence.
Chaque décision influence vos compétences et ouvre ou ferme certaines opportunités. Par exemple, forcer un coffre-fort peut débloquer des informations cruciales, mais aussi éveiller les soupçons. À l’inverse, refuser d’agir ou rester passif face à une situation peut vous priver de choix majeurs plus tard. Cette conception pousse à la réflexion stratégique et à la relecture attentive des dialogues.

Le système de choix: vos décisions ont un prix
Le jeu ne se contente pas de proposer des choix “cosmétiques”: ici, vos actions ont un véritable poids narratif. Certains embranchements ne se révèlent qu’à condition d’avoir accompli ou évité des actions spécifiques. Un e-mail non consulté, un personnage ignoré ou une réponse trop honnête peut faire basculer l’histoire dans une toute autre direction.
Ce système donne à Inhuman Resources une profondeur surprenante pour un jeu aussi court. On est bien loin des visual novels classiques où la rejouabilité repose uniquement sur deux ou trois fins alternatives. Ici, c’est un puzzle narratif à plusieurs couches qui se déploie selon votre comportement.
Une structure romanesque captivante
Divisé en parties et chapitres, le jeu épouse une structure littéraire rigoureuse. Ce découpage permet de maintenir un bon rythme tout en favorisant l’immersion. Chaque segment apporte son lot de révélations et de décisions cruciales, à la manière d’un bon thriller psychologique.
Et même si l’histoire peut être terminée en deux heures pour les plus rapides, l’envie de recommencer est presque immédiate. Non seulement pour débloquer de nouveaux éléments, mais aussi pour tenter de comprendre tous les mystères que cache SMYRNACORP.
Une esthétique rétro dérangeante
Bienvenue à SMYRNACORP
L’univers de Inhuman Resources ne se contente pas de critiquer le monde de l’entreprise: il le met en scène dans une esthétique oppressante, déroutante, presque grotesque. SMYRNACORP, la multinationale fictive où se déroule l’intrigue, semble figée dans une époque incertaine, où les années 1940 rencontrent un surréalisme industriel. Grilles en fer forgé, ascenseurs à manivelle, machines à écrire bruyantes et statues aux formes tordues composent un décor aussi fascinant que dérangeant.
Chaque recoin de l’entreprise semble cacher un secret, un murmure, une menace latente. Le moindre détail – une lumière vacillante, un couloir trop silencieux, un bureau poussiéreux – participe à instaurer une atmosphère étouffante. Le sentiment d’étrangeté s’installe dès les premières minutes, renforcé par une direction artistique qui joue à fond la carte de l’anachronisme et du malaise visuel.
L’horreur vintage comme outil de storytelling
Ce choix esthétique n’est pas qu’un caprice visuel. Il sert pleinement le propos du jeu: dénoncer l’immobilisme et la déshumanisation du monde du travail. Les objets obsolètes, les environnements rigides et les uniformes désuets sont autant de symboles de cette entreprise incapable d’évoluer, engluée dans ses propres traditions absurdes.
Même les éléments textuels participent à cette mise en scène. Les phrases latines gravées à l’accueil – MEMORIAE. PERPETUITAS. MUTATIO – évoquent une prétendue grandeur passée, une mémoire institutionnelle figée dans le marbre. Mais derrière cette façade se cache une entité tentaculaire, où chaque procédure cache une volonté de contrôle, de surveillance et d’annihilation de l’individu.
C’est cette ambiance rétro-dystopique, presque kafkaïenne, qui confère à Inhuman Resources une personnalité unique dans le paysage vidéoludique. Une esthétique au service d’un message, et non l’inverse.
Une critique sociale aiguisée
L’entreprise comme miroir de notre société
Ce qui distingue Inhuman Resources d’une simple aventure horrifique, c’est la pertinence de sa satire sociale. Derrière les décors rétro et les dialogues teintés d’absurde, le jeu aborde des problématiques bien actuelles: précarité de l’emploi, épuisement mental, hiérarchies absurdes, management toxique… autant de thèmes traités avec une acuité déstabilisante.
SMYRNACORP agit comme un miroir déformant du monde du travail. Chaque département visité, chaque directive reçue, chaque personnage rencontré, renvoie à une réalité familière et souvent oppressante pour le joueur. L’un des premiers succès déverrouillés – “Dépression Clinique” – donne immédiatement le ton: humour noir et réalisme brutal s’entremêlent pour dénoncer l’usure psychologique que subit l’individu dans le monde professionnel.
Le jeu parvient ainsi à créer de l’empathie tout en dérangeant, en plaçant le joueur face à ses propres limites et contradictions. On y ressent parfois une étrange proximité: comme si les horreurs absurdes de SMYRNACORP n’étaient que des exagérations à peine caricaturales de ce que certains vivent déjà.
Un humour noir au service d’un propos profond
Loin d’être moralisateur, Inhuman Resources adopte un ton souvent cynique, parfois burlesque, qui renforce l’impact de sa critique. Certaines répliques – comme celle d’Obuya Burgard, le supérieur hiérarchique désabusé:
“Comment penser en dehors de la boîte si nous n’avons pas les outils pour comprendre sa taille ?”
résonnent comme des aphorismes absurdes et géniaux sur l’inefficacité du système.
Le jeu manie la dérision avec brio, transformant chaque rencontre en une opportunité de souligner les absurdités de l’entreprise moderne. Des formulaires inutiles aux ateliers de motivation insensés, tout semble à la fois drôle et désespérément crédible.
Cette capacité à faire rire tout en mettant mal à l’aise est l’un des grands points forts du jeu. Elle permet d’aborder des sujets lourds – notamment la santé mentale et l’aliénation – sans jamais sombrer dans le pathos ou la lourdeur.
Des personnages marquants et ambigus
Obuya Burgard: le dinosaure de l’entreprise
S’il y a bien un personnage qui incarne à lui seul toute l’absurdité et la décadence de SMYRNACORP, c’est Obuya Burgard, le “senior supervisor” dont le titre ne masque en rien l’archaïsme idéologique. Burgard est plus qu’un simple antagoniste: il est le produit d’un système qui refuse de mourir, une figure tragique et grotesque à la fois. Son discours, souvent embrouillé et pseudo-philosophique, est truffé de citations creuses qui ressemblent à des slogans managériaux recyclés. Et pourtant, il y a quelque chose de fascinant dans sa manière de s’accrocher à des principes devenus obsolètes.
“Comment penser en dehors de la boîte si nous n’avons pas les outils pour comprendre sa taille ?”
Cette phrase, à la fois absurde et étrangement lucide, capture toute la logique tordue de SMYRNACORP. Obuya est le reflet d’un système qui valorise l’apparence de l’innovation, sans jamais en comprendre le sens réel. Il ne dirige pas vraiment: il préserve.
Qui croire dans ce théâtre de la paranoïa ?
Mais Burgard n’est qu’un pion parmi d’autres dans cette pièce paranoïaque où chacun joue un double jeu. L’univers de Inhuman Resources regorge de personnages aux intentions troubles, parfois pathétiques, parfois effrayants. Certains collaborateurs se montrent amicaux au premier abord, mais peuvent rapidement trahir ou manipuler. D'autres semblent hostiles, mais cachent en réalité des blessures profondes ou des désirs de rébellion contre l’ordre établi.
Chaque rencontre dans le jeu est une mise à l’épreuve morale: faut-il aider ce collègue au risque d’en subir les conséquences ? Faut-il dénoncer un comportement louche pour obtenir une promotion ? À qui faire confiance quand tout le monde semble jouer un rôle ? Le jeu pousse constamment le joueur à remettre en question ses intuitions et son jugement, brouillant habilement les lignes entre bien et mal.
Ces dilemmes ne sont jamais gratuits. Ils servent à construire un récit où l’éthique individuelle est mise sous pression par un système froid et inhumain, qui récompense souvent les décisions les plus cyniques.
Une rejouabilité qui prolonge l’expérience
Multiplicité des chemins et des fins
Inhuman Resources ne se contente pas d’offrir une expérience narrative unique: il vous pousse à rejouer, tester, et explorer les multiples ramifications de ses choix. Chaque partie dévoile de nouvelles perspectives, de nouvelles interactions, et parfois même des pans entiers de l’histoire qui restaient cachés lors de votre première traversée de SMYRNACORP.
Les embranchements narratifs sont subtilement intégrés. Il ne s’agit pas d’un simple choix entre “fin A” et “fin B”, mais d’un véritable enchevêtrement de possibilités, conditionnées par vos décisions passées, vos omissions, voire votre façon d’interagir avec certains objets ou personnages. Cette richesse incite le joueur à s’interroger constamment sur ce qu’il aurait pu faire différemment – et sur les vérités qu’il a peut-être manquées.
La structure littéraire du jeu, découpée en chapitres, facilite également cette rejouabilité: vous pouvez reprendre certains passages pour tester d’autres réponses, découvrir de nouvelles scènes, ou simplement observer l’évolution de votre avatar en fonction d’actions antérieures.

Des mécaniques de blocage qui incitent à rejouer
Mais attention: Inhuman Resources ne vous livre pas tout sur un plateau. L’un de ses choix de design les plus audacieux réside dans l’introduction de verrous narratifs. Certains chemins ne s’ouvrent que si vous avez effectué des actions précises plus tôt dans le jeu. Pire encore (ou mieux, selon votre point de vue): ne pas agir peut vous priver de choix futurs, créant une tension permanente entre l’envie d’explorer et la peur de rater quelque chose.
Ce système ingénieux confère à chaque run un sentiment d’urgence et de responsabilité. Il n’y a pas de retour en arrière facile, et chaque partie devient un terrain d’expérimentation. Le joueur est ainsi encouragé à jouer plusieurs fois pour décortiquer les mécanismes internes de l’histoire, et surtout pour percer à jour les secrets de cette entreprise tordue.
Au final, c’est cette volonté de faire de la narration un espace dynamique, où l’exploration est récompensée, qui donne à Inhuman Resources une vraie profondeur malgré sa durée relativement courte.
Accessibilité et limitations
Un jeu court mais dense
On ne va pas se mentir: Inhuman Resources est un jeu relativement court. Une à deux heures suffisent pour le terminer, surtout si vous lisez rapidement. Et pourtant, cette brièveté ne rime pas avec superficialité. Bien au contraire. Chaque minute de jeu est pensée, chaque ligne de dialogue a du poids, et chaque interaction est susceptible de changer la trajectoire de votre aventure. C’est un concentré narratif, aussi compact qu’intense.
Ce format court a aussi ses avantages. Il permet de plonger rapidement dans l’univers, sans préambule inutile. Il évite les longueurs qui plombent parfois les visual novels. Et surtout, il incite à rejouer. Le fait que le jeu propose plusieurs fins et chemins alternatifs transforme cette “courte” expérience en plusieurs expériences riches et distinctes, selon vos choix.
Cela dit, certains joueurs pourraient rester sur leur faim. L’univers de SMYRNACORP est si dense, les personnages si intrigants, qu’on aurait aimé en voir plus. Explorer davantage. Approfondir certains arcs narratifs. En ce sens, le jeu touche parfois à la frustration, non par manque de contenu, mais parce qu’il donne envie d’aller plus loin.
Pour qui est fait Inhuman Resources ?
Le jeu s’adresse avant tout aux amateurs de fictions interactives, de thrillers psychologiques, et à ceux qui aiment lire et réfléchir. Il n’y a pas de combat spectaculaire, pas d’action frénétique – ici, tout repose sur l’ambiance, la narration, et la tension dramatique. Si vous aimez les univers dérangeants à la Papers, Please ou les choix moraux à la Disco Elysium, ce jeu a de fortes chances de vous séduire.
Par ailleurs, sa localisation intégrale en français et en anglais est un gros plus. Elle permet à un public plus large d’y accéder sans barrière linguistique, tout en préservant la finesse de l’écriture et le ton sarcastique si caractéristique.
En revanche, si vous cherchez un jeu plus traditionnel, avec un gameplay mécanique dense ou des graphismes très animés, vous risquez de passer à côté. Inhuman Resources est un jeu de niche, un ovni narratif qui ne conviendra pas à tout le monde – mais qui marquera ceux qui lui donneront une chance.
Ce qu’on a adoré... et ce qui nous a moins plu
✅ Points positifs
- Une narration intelligente et bien écrite, qui aborde des sujets profonds sans tomber dans le prêchi-prêcha.
- Un univers visuel unique, rétro-futuriste et dérangeant, qui soutient parfaitement l’ambiance.
- Un système de choix impactant, où chaque décision – ou non-décision – influence réellement l’aventure.
- Une rejouabilité riche, avec de multiples chemins, fins, et découvertes à faire selon vos actions.
- Une critique sociale subtile, portée par un humour noir savoureux et des dialogues mémorables.
- Entièrement localisé en français et en anglais, rendant le jeu accessible à un large public.
❌ Points négatifs
- Certains arcs narratifs auraient mérité plus de développement, notamment pour les personnages secondaires.
- Un format très narratif qui ne plaira pas à ceux qui recherchent de l’action ou des mécaniques de jeu plus classiques.
- Des chemins parfois bloqués sans explication, ce qui peut frustrer les joueurs ne souhaitant pas refaire le jeu immédiatement.
En quelques mots
Une expérience brève mais marquante
Inhuman Resources: A Literary Machination est l’exemple parfait de ces jeux qui ne cherchent pas à plaire à tout le monde, mais qui réussissent à captiver ceux qui osent s’y plonger. Son durée de vie réduite n’est pas un défaut mais un choix: celui de la concision, de l’efficacité narrative, du récit qui ne s’égare jamais. Ce jeu condense l’absurdité du monde du travail, la pression sociale, la santé mentale et le cynisme moderne en une seule expérience dense et mémorable.
Avec sa direction artistique angoissante, ses dialogues percutants, et son humour noir délicieux, il frappe là où ça fait mal – mais avec style.
Un OVNI narratif à ne pas manquer
On pourrait lui reprocher de ne pas durer plus longtemps, ou de réserver certaines révélations à ceux qui acceptent de recommencer plusieurs fois. Mais ce serait passer à côté de ce qu’il est réellement: un jeu-réflexion, un miroir tordu de nos propres quotidiens, emballé dans un écrin de fiction dystopique.
Alors, si vous êtes prêt à affronter les couloirs sombres de SMYRNACORP, à rire jaune devant la folie administrative, et à remettre en question votre propre éthique en entreprise… foncez. Ce jeu mérite sa place parmi les expériences narratives les plus originales de ces dernières années.
Note finale: 8/10.
“Bienvenue chez SMYRNACORP. Merci de ne pas penser. Nous le faisons pour vous.”