
Quand on mêle jeu de cartes, fantasy noire et dilemmes moraux, le résultat peut vite devenir chaotique ou fascinant. Avec Crown Gambit, le studio WILD WITS tente un pari audacieux: proposer un RPG tactique narratif, sombre et psychologiquement dense, tout droit inspiré des mythes celtiques et bretons. Dans un royaume ravagé par le meurtre d’un roi, le joueur incarne trois paladins confrontés à une société en ruine, des forces mystiques dangereuses et des choix qui transformeront autant leur destinée que leur âme.
Mais derrière cette promesse d’un jeu à mi-chemin entre Darkest Dungeon et un Slay the Spire narratif, se cache un système de jeu à cartes complexe, une narration ramifiée et une direction artistique qui mérite l’attention. La grande question est donc simple: faut-il ajouter Crown Gambit à votre deck ou laisser ce pari sombre sur la table ?
Un univers sombre, profond et engageant
Une inspiration celtique maîtrisée
Le royaume de Meodred ne ressemble à aucun autre. Avec ses forêts hantées, ses rites oubliés et son atmosphère de fin du monde, le jeu s’appuie sur un folklore souvent ignoré dans le monde vidéoludique: celui des traditions celtiques et bretonnes. Ici, la magie n’est ni flamboyante ni bienveillante. Elle est mystérieuse, dangereuse, et souvent incomprise — une force à manier avec précaution, à la manière des légendes où chaque faveur d’un esprit cachait un piège.
Cette identité visuelle et narrative confère à Crown Gambit une ambiance crépusculaire unique. Le jeu ne cherche jamais à rassurer. Il pousse le joueur à s’interroger, à se méfier de tout, même des choix les plus “justes”. Une approche qui fonctionne parfaitement dans le cadre d’un RPG où la nuance morale est omniprésente.
Trois paladins, mille choix: quand la narration s’en mêle
Vous incarnez un trio de paladins — chacun avec ses convictions, ses failles, et ses limites — plongés dans un complot royal suite à l’assassinat du souverain. La narration, volontairement linéaire dans ses grandes lignes, se ramifie dès que les choix apparaissent. Et ils sont nombreux.
Prenons un exemple concret dès l’introduction du jeu: un chevalier découvre un secret compromettant. Trois options s’offrent à vous: l’éliminer, lui faire confiance, ou le contraindre au silence par un vœu. Selon votre décision, il peut réapparaître plus tard… en sauveur sur la route. Ce genre de conséquences enrichit l’expérience et pousse à réfléchir au-delà du moment présent.
Des décisions aux lourdes conséquences
Chaque choix façonne non seulement le monde mais aussi l’esprit même de vos paladins. Vos décisions influencent leur alignement moral, leur stabilité émotionnelle et même leurs capacités. Cette profondeur narrative rappelle certains jeux de rôle papier où le caractère évolue en fonction des événements vécus.
“Ce jeu ne vous demande pas simplement de gagner, il vous demande qui vous devenez en le faisant.”
Cette approche psychologique donne un poids rare à la narration, tout en rendant chaque partie sensiblement différente. Une rejouabilité subtile mais bien présente.
Un gameplay tactique original mais imparfait

Cartes et AP: les clés du combat
Le cœur du gameplay de Crown Gambit, c’est son système de combats au tour par tour mêlant cartes et positionnement tactique sur grille. Chaque affrontement débute avec vos trois paladins, que vous déployez comme des pièces sur un échiquier maudit. Chaque personnage dispose d’un nombre d’AP (points d’action) qu’il peut dépenser pour se déplacer, attaquer, ou utiliser les fameuses cartes issues de votre deck personnel.
Les cartes représentent des compétences spéciales, attaques dévastatrices ou sorts utilitaires. Mais attention: chaque carte est à double tranchant. Certaines infligent des dégâts puissants mais affaiblissent le lanceur, d’autres soignent un allié au prix d’un effet secondaire.
Le système encourage la création de decks personnalisés, adaptés à votre style de jeu. Vous préférez les paladins qui frappent fort mais brûlent rapidement leur énergie ? Ou une approche plus défensive, lente mais contrôlée ? Le jeu vous laisse faire… jusqu’à un certain point.
Ancestral Grace: un pouvoir à double tranchant

Un des éléments les plus originaux du gameplay, c’est l’Ancestral Grace. Il s’agit d’une capacité ultime, dévastatrice, capable de retourner un combat mal engagé. Mais son usage a un prix. Plus vous y recourez, plus vos personnages sombrent dans des versions extrêmes d’eux-mêmes. En d’autres termes: vous devenez puissant, mais instable.
Sur le papier, cette mécanique est brillante. Dans la pratique, elle manque parfois d’impact. Les effets en combat sont puissants mais rarement indispensables, et les conséquences narratives restent anecdotiques. Cela reste cependant une idée forte, au service de l’ambiance et de la tension morale du jeu.
La lenteur du système: un mal nécessaire ?
Le principal défaut de ce gameplay ? Sa lenteur. Les animations sont soignées, les cartes joliment illustrées, mais les combats traînent en longueur, surtout dans les premières heures. Vos ennemis encaissent beaucoup de dégâts, vos paladins très peu, et l’impression de tourner en rond peut s’installer.
Certains joueurs apprécieront cette approche méthodique et punitive, mais d’autres — surtout les moins habitués aux jeux de cartes tactiques — risquent de décrocher. Il faut du temps avant que les synergies de votre deck se mettent en place. Et tant que ce n’est pas le cas, le plaisir de jeu peut sembler très éloigné.
Direction artistique et animation: la grande réussite de Crown Gambit
Le style visuel signé Gobert
S’il y a bien un domaine où Crown Gambit brille sans réserve, c’est celui de sa direction artistique. Portée par le talent du directeur artistique français Gobert, chaque recoin du royaume de Meodred est un tableau vivant: inquiétant, étrange, et captivant. Les personnages ont des visages marqués, uniques, qui racontent une histoire rien qu’à travers leur regard. Les décors, quant à eux, oscillent entre ruines gothiques et forêts sinistres baignées d’une lumière surnaturelle.
On sent une inspiration issue de l’illustration médiévale, mêlée à un grain plus moderne presque expressionniste. Ce mélange donne une identité visuelle rare et assumée, qui ne ressemble à aucun autre jeu du genre. Ce n’est pas simplement beau: c’est perturbant et immersif.
“Même à l’arrêt, Crown Gambit vous raconte quelque chose avec ses images.”
Animation et ambiance: un monde à contempler
Les animations des attaques, bien que limitées par la nature du format carte, sont finement travaillées. Chaque compétence déclenchée est accompagnée de petites animations stylisées, apportant un souffle visuel appréciable. Même si les effets se répètent parfois, ils ne deviennent jamais pénibles à regarder.
L’ambiance sonore vient renforcer cette immersion visuelle. Les musiques sont discrètes mais pesantes, et les bruitages bien choisis. Les cartes s’abattent avec fracas, les sorts crépitent, les cris résonnent dans un monde au bord du gouffre. C’est une expérience audiovisuelle complète, qui renforce l’identité de Crown Gambit bien au-delà de ses mécaniques.
Cette direction artistique ne sauve pas tous les défauts du jeu, mais elle leur offre un écrin suffisamment fort pour donner envie de continuer, même lorsque le gameplay peine à convaincre.
Des mécaniques annexes dispensables
Les mini-jeux: entre originalité et frustration
Dans une tentative de varier les plaisirs, Crown Gambit introduit quelques mini-jeux narratifs, censés casser la routine des combats. Par exemple, il vous arrive de devoir suivre un personnage en fuite en devinant sous quelle carte il se cache parmi trois proposées à l’écran. Ce genre de phase vise à introduire une dose de tension ludique, mais l’exécution laisse à désirer.
Plutôt que d’offrir un vrai moment de stratégie ou de réflexion, ces mini-jeux tombent souvent dans la catégorie du “random frustrant”. La réussite ne dépend pas forcément de vos décisions mais d’un hasard mal maîtrisé, ce qui peut entacher l’immersion. Ces mécaniques semblent ajoutées pour diversifier artificiellement l’expérience, sans qu’elles soient suffisamment solides ou ludiques.
La malédiction du tirage aléatoire
Comme tout jeu basé sur les cartes, Crown Gambit souffre d’un mal structurel: l’aléatoire du tirage. Chaque tour, vous piochez un nombre limité de cartes, et certaines seront perdues si elles ne sont pas jouées. Résultat: il n’est pas rare de se retrouver privé d’un combo crucial simplement parce que la bonne carte n’est pas sortie au bon moment.
Certes, il existe des mécanismes pour améliorer votre pioche ou conserver certaines cartes, mais cela prend du temps. Et pendant ce temps, l’impression de ne pas totalement maîtriser votre stratégie peut frustrer même les joueurs chevronnés.
“Dans Crown Gambit, vous ne perdez pas toujours parce que vous avez mal joué, mais parce que votre deck vous a trahi.”
Cette imprévisibilité renforce le réalisme du jeu — après tout, la vie est injuste, surtout dans un monde corrompu et mystique. Mais elle freine également la montée en puissance et peut rendre certaines batailles plus pénibles que stimulantes.
Points positifs et négatifs
✅ Points positifs
- Direction artistique saisissante, avec une identité visuelle forte signée Gobert.
- Univers original inspiré du folklore celtique et breton.
- Narration ramifiée avec des choix impactants sur le monde et les personnages.
- Système de cartes flexible, permettant une personnalisation du gameplay.
- Ambiance sonore immersive, renforçant la tension dramatique du jeu.
❌ Points négatifs
- Combat lent et parfois frustrant, surtout dans les premières heures.
- Mini-jeux peu convaincants, plus accessoires qu’utiles.
- Ancestral Grace sous-exploitée, à la fois en combat et en narration.
- Courbe de difficulté mal équilibrée, ce qui peut décourager les néophytes.
En quelques mots
Crown Gambit est un titre à part, un jeu qui ne cherche pas à séduire tout le monde, mais qui saura captiver un public bien spécifique: les amateurs de dark fantasy, de jeux de cartes exigeants et de récits à embranchements profonds. Son univers inspiré des mythes celtiques, sa direction artistique sublime et ses dilemmes moraux font mouche.
Mais ce charme étrange se heurte à des combats lents, une difficulté mal équilibrée au départ, et des mécaniques secondaires souvent plus irritantes qu’innovantes. Le système de cartes est intéressant mais frustrant, l’Ancestral Grace intriguant mais sous-exploité, et les mini-jeux dispensables.
En définitive, Crown Gambit n’est pas une œuvre parfaite, mais il est sincère, audacieux et parfois brillant. Pour les curieux du genre, c’est une expérience à tenter — mais à vos risques et périls.