
Le lancement du jeu MindsEye aurait dû marquer une étape importante pour le studio Build A Rocket Boy. Fondé par Leslie Benzies, ancien producteur légendaire de GTA V, le studio s’était attiré l’attention avec la promesse d’un projet ambitieux mêlant action, science-fiction et technologie de pointe. Pourtant, bien avant que le jeu ne touche les étals numériques en juin dernier, les premières fissures étaient déjà visibles.
Ce qui aurait dû être une vitrine de savoir-faire et d'innovation vidéoludique s'est transformé en un véritable naufrage organisationnel. Les critiques négatives sur le jeu ne furent que le sommet de l’iceberg. Cette semaine, près de 100 employés — anciens et actuels — ont fait un geste rare mais symboliquement fort : la publication d'une lettre ouverte. Leur but ? Exposer au grand jour les coulisses d’un environnement de travail jugé toxique, et faire entendre une voix collective dans une industrie qui peine encore à reconnaître ses dysfonctionnements.
Entre accusations de crunch obligatoire, de gestion chaotique des licenciements, et de mépris manifeste pour les équipes, Build A Rocket Boy est désormais confronté à une crise bien plus profonde que l’échec commercial d’un simple jeu.
Une lettre ouverte accablante
Le poids symbolique du nombre de signataires
Rarement un collectif de développeurs s'est exprimé de manière aussi directe. Près de 100 anciens et actuels employés de Build A Rocket Boy ont uni leur voix dans une lettre ouverte qui fait l'effet d'une bombe dans l’industrie. Cette initiative, peu commune dans un secteur encore marqué par la peur des représailles, souligne l’ampleur du malaise interne au sein du studio écossais.
La lettre a été diffusée avec l'appui de l’Independent Workers’ Union of Great Britain (IWGB), une organisation syndicale active dans la défense des droits des travailleurs du numérique. Leur soutien renforce la portée de cette prise de parole et met la pression sur la direction du studio pour répondre aux accusations publiques.
Principaux griefs : manque de transparence, changements imposés, manque d’écoute
Au cœur des doléances, c’est la gestion autoritaire et opaque qui est visée. Les signataires dénoncent un "manque de respect et des mauvais traitements de longue date" de la part de la direction. Le fondateur Leslie Benzies est personnellement cité, accusé d’avoir imposé des changements radicaux sans concertation, plongeant les équipes dans l'incertitude permanente.
"Les informations ont été rares et vagues, et vous (Benzies) avez souvent apporté des changements radicaux à nos méthodes de travail, sans que les personnes concernées n'aient eu leur mot à dire ou presque."
— Extrait de la lettre ouverte
Une culture de l’opacité semble avoir prévalu, alimentant frustrations, stress et départs. L’accumulation de décisions unilatérales a détérioré les relations internes, jusqu’à faire exploser une colère longtemps contenue.
Le rôle du syndicat (IWGB) dans la diffusion de la lettre
L’implication du IWGB Game Workers, branche spécialisée dans l’industrie du jeu vidéo, marque une volonté de professionnaliser les revendications et d’encadrer les réponses juridiques potentielles. L’organisation joue ici un rôle de catalyseur, encourageant la transparence et la mise en place de protections concrètes pour les salariés.
Cette initiative montre également une évolution dans le secteur, où les syndicats commencent à jouer un rôle plus actif, notamment face aux abus de pouvoir dans les studios à la hiérarchie rigide.
Conditions de travail dénoncées
Le « crunch » imposé : 8 heures supplémentaires obligatoires
Quatre mois avant la sortie officielle de MindsEye, la direction de Build A Rocket Boy a imposé à ses employés huit heures supplémentaires de travail obligatoires par semaine. Ce genre de pratique, appelé communément crunch, est l’une des plaies les plus décriées de l’industrie du jeu vidéo. Mais là où certains studios laissent encore une certaine flexibilité, Build A Rocket Boy a imposé un surcroît de travail sans possibilité de négociation, avec la promesse de congés compensatoires plus tard… promesse qui, selon plusieurs témoignages, n’a pas été tenue.
Ce crunch généralisé a été vécu comme un passage en force, particulièrement mal reçu après plusieurs mois déjà marqués par une pression constante et des délais intenables.
Congés compensatoires promises mais inaccessibles
Les fameuses heures supplémentaires devaient être « remboursées » sous forme de congés compensatoires. Cependant, plusieurs employés affirment ne pas avoir pu les utiliser ou que leur demande de congé était tout simplement ignorée. Certains auraient même quitté l’entreprise sans jamais avoir pu récupérer leur temps de repos.
Cette gestion erratique du temps de travail montre un manque de planification structurelle, mais aussi un profond mépris des engagements pris par l’employeur, ce qui renforce la défiance entre la direction et les équipes.
Impact sur la santé mentale et le bien‑être des employés
Les témoignages contenus dans la lettre pointent aussi vers un épuisement généralisé, tant physique que mental. Stress chronique, anxiété, surcharge mentale, perte de motivation : la santé mentale des développeurs aurait été sacrifiée au profit d’un calendrier de production irréaliste.
"Nous étions réduits à l’état de pions, poussés jusqu’à l’épuisement sans considération pour nos besoins humains."
— Témoignage anonyme d’un ancien employé
À une époque où l’on valorise de plus en plus le bien-être au travail et la responsabilité sociale des entreprises, de telles accusations résonnent comme un terrible retour en arrière pour un studio qui se voulait disruptif et moderne.
Licenciements massifs et gestion chaotique
Le bilan des pertes d’emploi et les effectifs concernés
L’échec de MindsEye n’a pas seulement laissé des traces sur le plan critique ou financier. Il a provoqué une véritable saignée humaine dans les effectifs du studio. Selon la lettre ouverte, entre 200 et 300 développeurs ont été licenciés dans les semaines suivant la sortie chaotique du jeu. Cela représente une part significative des équipes, certains parlant même d’un effondrement partiel de la structure interne.
Une telle vague de licenciements, soudaine et massive, a non seulement déstabilisé les employés restants, mais a aussi semé la panique parmi ceux qui avaient tout quitté pour rejoindre un projet qui se voulait révolutionnaire.
Mauvaise gestion des préavis, erreurs administratives et licenciements injustifiés
La gestion de ces licenciements aurait été, elle aussi, désastreuse. Plusieurs employés évoquent des informations floues, contradictoires, voire totalement erronées au moment de leur départ. Certains affirment n’avoir reçu aucun préavis clair, d’autres parlent de courriels génériques et impersonnels les informant de la fin de leur contrat.
Des erreurs administratives ont aggravé la situation, provoquant des retards dans les paiements, des ambiguïtés sur les droits au chômage, et des ruptures de contrat considérées comme abusives par les personnes concernées.
"Nous n’étions pas des humains, juste des chiffres à éliminer dans un fichier Excel."
— Ancien développeur anonyme cité dans des forums spécialisés
Revendications : indemnités, que faire des préavis, recours possibles
Face à cette situation, les anciens salariés réclament désormais des indemnités correctes et un traitement équitable. Certains envisagent même des recours juridiques, tandis que d’autres demandent simplement à ce que leurs droits soient respectés : préavis non honorés, primes promises, ou même simples attestations d’emploi.
La lettre appelle aussi à la mise en place de procédures claires et humaines pour les futures décisions de ce type, espérant que cette crise puisse, au minimum, servir de leçon à l’ensemble du secteur.
Réactions de Build A Rocket Boy et enjeux pour l’industrie
Réponses officielles, regrets et promesses d’améliorations
Face à l’ampleur du scandale, Build A Rocket Boy a fini par réagir. Dans un communiqué publié quelques jours après la diffusion de la lettre, le studio a reconnu que « des erreurs ont pu être commises » dans la gestion des ressources humaines, tout en minimisant certaines accusations. L’entreprise affirme « prendre au sérieux les préoccupations soulevées » et promet de revoir certains de ses processus internes, notamment en matière de communication et de gestion du temps de travail.
Cependant, les réponses ont été perçues comme tièdes et largement insuffisantes par la communauté des développeurs et les anciens employés. Beaucoup estiment que ces promesses n’engagent à rien et que la direction ne semble pas réellement prête à faire face aux conséquences de ses choix.
Risques légaux et procédures engagées
L'affaire pourrait désormais prendre une tournure juridique. Des membres du personnel licenciés envisagent des recours auprès des juridictions britanniques pour licenciement abusif, non-respect du droit du travail et manquements contractuels. Le syndicat IWGB a également évoqué la possibilité de soutenir des actions collectives, notamment autour de la question du crunch imposé et du non-respect des congés compensatoires.
La situation pourrait ainsi faire jurisprudence, et influencer la manière dont les studios gèrent les phases de développement critique, en particulier dans les mois qui précèdent un lancement.
Quelle leçon pour le secteur du jeu vidéo ?
Ce scandale vient une fois de plus souligner les failles structurelles d'une industrie pourtant multimilliardaire. Trop souvent, la passion des développeurs est exploitée au nom de la performance, au mépris de leur santé mentale ou de leurs droits fondamentaux. Le cas Build A Rocket Boy rappelle qu’un studio, aussi prestigieux soit-il, n’est pas à l’abri d’un effondrement moral et organisationnel, surtout lorsqu’il repose sur un management centralisé et autoritaire.
Il est peut-être temps pour le secteur du jeu vidéo d’adopter des normes de travail plus strictes, et de reconnaître les syndicats comme des interlocuteurs légitimes dans la définition des conditions de travail.
En quelques mots
Le lancement de MindsEye aurait pu être un tremplin vers l’avenir pour Build A Rocket Boy. Il s’est transformé en crise systémique, révélant une culture d’entreprise minée par le crunch, l’opacité managériale, et des pratiques de licenciement brutalement exécutées. La lettre ouverte signée par près de 100 employés — soutenue par le syndicat IWGB — agit comme un électrochoc, dénonçant avec force les dérives internes d’un studio dirigé d’une main de fer par Leslie Benzies.
Plus qu’un simple scandale isolé, cette affaire met en lumière les dangers d’un modèle de production vidéoludique basé sur la pression constante, l’autorité sans dialogue, et le sacrifice des équipes au nom de la performance. Le secteur devra répondre, non seulement par des mots, mais aussi par des actes concrets en matière de protection des développeurs.
Si la chute de MindsEye est déjà actée, reste à voir si celle de Build A Rocket Boy peut être évitée — à condition, peut-être, d’entendre enfin les voix de celles et ceux qui font les jeux.