Clair Obscur: pourquoi ce succès n’est pas vraiment français

AuteurArticle écrit par Vivien Reumont
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date de publication15/12/2025

Clair Obscur : Expédition 33 est l’un de ces jeux qui surgissent dans l’actualité vidéoludique comme une étoile inattendue. Beau, audacieux, poétique, doté d’une narration intrigante et d’un style visuel impressionnant, le titre s’est imposé rapidement comme l’une des plus belles surprises de l’année 2025. Développé par le studio montpelliérain Sandfall Interactive, le jeu a souvent été célébré comme le nouveau porte-drapeau du jeu vidéo « à la française ». Il faut dire que l’argument marketing était séduisant : un RPG aux ambitions internationales, né en France, et capable de rivaliser avec les productions AAA venues d’ailleurs.

Mais derrière cette image flatteuse se cache une réalité beaucoup plus nuancée, voire radicalement différente. Car non, Clair Obscur : Expédition 33 n’est pas un succès uniquement français. En vérité, c’est un jeu profondément international, dans sa conception, son financement, son écriture, sa production et sa distribution.

“On peut dire que le jeu est français comme une baguette fabriquée avec de la farine importée, cuite dans un four allemand, et vendue par un vendeur espagnol dans une boutique japonaise.”

Ce n’est pas une critique. C’est un constat, et surtout un modèle de réussite. Ce que Sandfall a prouvé, ce n’est pas seulement qu’un petit studio français pouvait faire un grand jeu. C’est qu’un petit studio français pouvait briller en allant chercher ailleurs ce qui lui manquait ici : des talents, des financements, des relais commerciaux, une vision internationale. Et peut-être est-il temps que d’autres studios français prennent exemple.

 

Un studio français, mais un projet propulsé par l’étranger

Sandfall Interactive, un cœur français mais une croissance dépendante d’aides extérieures

Le studio Sandfall Interactive est bien une création française, fondée en 2020 à Montpellier par Guillaume Broche, un ancien de chez Ubisoft. Dès le départ, l’ambition du studio était claire : créer des jeux narratifs AAA avec une forte identité artistique. Problème ? En France, très peu de structures sont capables de soutenir financièrement ce type de projet à grande échelle.

Et c’est là que la dimension internationale entre en jeu dès les premières étapes du projet. En effet, Sandfall n’a pas pu compter uniquement sur les dispositifs français d’aide à la création (CNC, BPI France ou fonds régionaux). Même si ces aides ont été sollicitées à la marge, elles étaient largement insuffisantes pour soutenir un projet comme Expédition 33, dont les ambitions se situaient bien au-delà du cadre de production indépendant habituel.

Pour franchir ce cap, Sandfall a donc dû s’adosser à un acteur étranger clé : Kepler Interactive.

Un éditeur principal non français : Kepler Interactive

Kepler Interactive est un éditeur atypique. Basé à Londres, ce groupe réunit plusieurs studios indépendants de renommée internationale, dans une structure coopérative où chaque studio possède une part de l’entreprise. Cela inclut, entre autres, les créateurs de Sifu (Sloclap), Scorn, ou encore Tchia. Ce modèle donne à Kepler une puissance de feu éditoriale nettement supérieure à celle des éditeurs indépendants classiques français, tout en offrant aux studios une certaine liberté créative.

C’est donc grâce à Kepler Interactive que Sandfall a pu obtenir les fonds nécessaires pour recruter, externaliser, et produire un jeu à l’échelle internationale. Kepler a non seulement financé, mais aussi promu le jeu sur la scène mondiale, en le plaçant dans les showcases Xbox, en coordonnant sa sortie multilingue, et en préparant son arrivée sur le Game Pass.

“Sans Kepler, le jeu n’aurait probablement pas dépassé le stade de prototype. Ce n’est pas juste un éditeur, c’est un catalyseur.”

Ironie du sort, c’est donc en s’éloignant du paysage éditorial français que Sandfall a pu exprimer tout son potentiel.

 

Talents et narration : la diversité internationale au cœur du jeu

Une scénariste principale suédoise

L’un des éléments les plus acclamés de Clair Obscur : Expédition 33 est sa narration : dense, mature, poétique, riche en symboles et en émotion. Or, ce n’est pas un auteur français qui est derrière cette plume narrative, mais Jennifer Svedberg‑Yen, une scénariste d’origine suédoise.

Repérée par Sandfall suite à un appel à candidatures ouvert à l’international, elle a su insuffler une voix singulière au jeu, à mille lieues des schémas narratifs typiquement français. Son approche, influencée par la littérature nordique et le jeu de rôle occidental, a grandement contribué à l’âme du jeu, au point qu’elle a été invitée à représenter le projet lors de conférences internationales.

“Nous voulions quelqu’un qui ne soit pas formaté par les mêmes références que nous”, explique Guillaume Broche. “Jennifer apportait une fraîcheur indispensable.”

Cette décision illustre un tournant : pour raconter une histoire universelle, Sandfall a fait appel à une plume étrangère, et cela a payé.

Des freelances internationaux plus nombreux que l’équipe interne

Le studio Sandfall compte à peine une trentaine de salariés. Pour un projet de l’ampleur d’Expédition 33, c’est peu. Pour compenser cette limitation, l’équipe a fait appel à une vaste constellation de freelances internationaux : animateurs en Corée, compositeurs au Royaume-Uni, sound designers américains, artistes 2D espagnols, consultants techniques en Pologne, etc.

Au total, plus de 80 freelances auraient travaillé sur le jeu à un moment ou un autre, selon certaines sources, soit presque trois fois plus que l’équipe interne. C’est un choix stratégique assumé : plutôt que de tout internaliser en France, Sandfall a préféré aller chercher les meilleurs talents disponibles à travers le monde, quitte à fonctionner de manière décentralisée.

Ce modèle agile, fondé sur des ressources flexibles et multiculturelles, a permis de tirer le meilleur de chaque domaine de production.

Voix, musique, animations : une production éclatée hors de France

Le casting vocal du jeu est un autre indice de cette approche internationale. La version originale anglaise est portée par des acteurs de renom comme Ben Starr (Clive dans Final Fantasy XVI), Charlie Cox (Daredevil) et même Andy Serkis (Gollum, Caesar, etc.), tous britanniques. Ces voix puissantes ont été enregistrées dans des studios londoniens, bien loin des cabines françaises.

La musique, également, a été composée par un duo anglo-néerlandais, avec enregistrement de l’orchestre à Prague.

Quant aux animations de combat — l’un des points forts visuels du jeu — elles ont été externalisées vers des studios coréens, spécialistes du style dynamique et stylisé propre aux RPG modernes.

Autrement dit, les aspects les plus marquants de la production ont été délégués à des équipes non françaises, avec un niveau de finition rarement atteint dans l’industrie locale.

 

Sans les capitaux et réseaux internationaux, le jeu n’aurait jamais vu le jour

Financement venu principalement de Kepler et autres investisseurs internationaux

Produire un RPG narratif ambitieux, avec direction artistique haut de gamme, doublage professionnel, musiques orchestrales et animations poussées… coûte cher. Très cher. Le budget de Clair Obscur : Expédition 33 est estimé à près de 10 millions de dollars, une somme considérable pour un studio indépendant, surtout en France où les financements publics et privés restent limités et souvent frileux face à l’innovation.

Or, ce budget n’aurait jamais été bouclé sans le soutien massif de Kepler Interactive, dont les capitaux sont eux-mêmes issus d’un consortium de studios internationaux et d’investisseurs asiatiques (notamment NetEase). En d’autres termes, l’argent qui a permis à Sandfall de faire ce jeu ne vient pas de la France, mais de l’étranger.

Il ne s’agit pas là d’un cas isolé. L’écosystème français peine encore à fournir aux studios les ressources financières nécessaires pour atteindre une ambition mondiale. Et Sandfall en est la preuve : sans capitaux venus d’ailleurs, leur projet serait resté dans un tiroir.

“On a cherché en France, mais il fallait aller plus loin. Le soutien est venu quand on a pensé international.” — Développeur anonyme chez Sandfall.

Partenariats de diffusion (Xbox Game Pass) : levier crucial du succès

Un autre facteur clé du triomphe d’Expédition 33 est sa mise en avant exceptionnelle sur le Game Pass. Dès sa présentation au Xbox Showcase, le jeu a été massivement relayé par Microsoft, qui a flairé le potentiel du titre et l’a positionné comme une exclusivité console temporaire sur Xbox, avec une sortie Day One dans le Game Pass.

Ce partenariat n’est pas qu’un détail marketing : il garantit une audience massive dès le lancement, permet un bouche-à-oreille exponentiel, et ouvre les portes de marchés souvent inaccessibles aux indépendants (États-Unis, Asie, etc.).

Ce type de visibilité, aucun acteur purement français n’aurait pu l’offrir. Sans ce coup de projecteur, Clair Obscur aurait sans doute connu une sortie confidentielle, comme tant d'autres jeux indépendants prometteurs mais ignorés.

 

Une portée mondiale bien au-delà des limites françaises

Récompenses internationales, ventes globales, communauté étrangère

Le succès de Clair Obscur : Expédition 33 n’est pas confiné aux frontières de l’Hexagone — il s’est imposé comme un phénomène mondial. En quelques semaines, le jeu s’est vendu à plus de 5 millions d’exemplaires, avec une majorité de ventes provenant des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et du Japon. Le jeu s’est aussi hissé en tête des tendances sur Steam et a occupé les premières places des jeux les plus joués sur Xbox Game Pass.

En parallèle, Expédition 33 a été nominé et récompensé lors de cérémonies internationales telles que The Game Awards et les Golden Joystick Awards. La majorité des critiques, des tests, et des analyses approfondies sont venues de médias étrangers comme IGN, GameSpot, Polygon ou Eurogamer.

Sur les réseaux sociaux et les plateformes communautaires (Reddit, Discord, etc.), la communauté internationale représente plus de 80 % des discussions autour du jeu, bien loin d’un succès “made in France” à destination des seuls joueurs francophones.

“C’est incroyable qu’un jeu de ce calibre soit venu de nulle part. Je ne savais même pas que c’était français à la base.” — Commentaire sur Reddit

Ce constat est limpide : le public du jeu est mondial, sa reconnaissance est mondiale, et son identité dépasse largement le cadre français.

Une identité marketing et narrative calibrée pour le monde entier

Le style graphique de Clair Obscur — mélange de peinture surréaliste, d’esthétique steampunk et de dark fantasy — ne s’inspire pas des codes traditionnels du jeu vidéo français. Il évoque autant les œuvres de Hayao Miyazaki que les mondes de Final Fantasy, en passant par NieR: Automata ou Elden Ring.

La narration, elle aussi, s’adresse à un public international : dialogues en anglais, références universelles, thèmes métaphysiques, réflexion sur la mémoire et l’oubli… Tout est pensé pour séduire les joueurs des quatre coins du globe.

Sandfall n’a jamais prétendu s’adresser à un public national. Dès le début, leur ambition était claire : faire un jeu global, qui parle une langue artistique commune à tous les joueurs, peu importe leur origine.

 

Pourquoi l’industrie française devrait s’inspirer de ce modèle

Limites de l’écosystème français actuel

La France possède des talents exceptionnels dans le domaine du jeu vidéo — ce n’est plus à prouver. Ubisoft, Arkane, Asobo, Quantic Dream ou encore Dontnod ont marqué l’industrie. Mais pour les studios plus modestes, l’environnement national reste contraignant : budgets limités, manque d’éditeurs locaux capables d'accompagner des projets AAA ambitieux, aides publiques bureaucratiques ou insuffisantes, et peu de structures de formation spécialisées dans les pipelines modernes de production.

L’illusion d’un “succès purement français” dans le cas de Clair Obscur pourrait même être contre-productive, si elle masque une réalité importante : la réussite est venue parce que Sandfall est allé au-delà de ses frontières, pas parce qu’il est resté en vase clos.

Les avantages de s’ouvrir au financement, aux talents et à la culture internationale

Clair Obscur : Expédition 33 démontre que l’ouverture à l’international est un levier stratégique essentiel pour les studios français. En allant chercher des financements hors du pays, Sandfall a pu s’affranchir des plafonds budgétaires nationaux. En recrutant des talents freelances à l’étranger, ils ont accédé à une expertise technique et artistique de haut niveau, tout en restant agiles. En confiant l’écriture à une scénariste non française, ils ont apporté un souffle neuf à leur narration.

Ce modèle de travail hybride — une base créative en France, des relais et des compétences globales — s’impose comme une voie d’avenir pour les studios de taille intermédiaire, qui peinent à rivaliser dans un marché dominé par les géants mondiaux.

Sandfall comme modèle de stratégie hybride réussie

Sandfall Interactive n’est pas une exception qui confirme la règle. C’est une expérimentation réussie d’un nouveau paradigme pour la création française. Ce studio montre qu’il est possible de garder une âme et une direction artistique locales, tout en s’appuyant sur une structure de production internationale.

“Ce n’est pas trahir la French Touch. C’est lui donner les moyens de parler au monde entier.”

À l’heure où les barrières culturelles tombent et où les joueurs sont plus ouverts que jamais à la diversité des styles, les studios français ont tout intérêt à embrasser ce modèle. Non pour renier leur identité, mais pour la faire grandir, dialoguer, rayonner.

 


En quelques mots

Clair Obscur : Expédition 33 restera probablement dans l’histoire du jeu vidéo comme l’un des titres les plus marquants de la scène indépendante européenne. Mais il ne faut pas se tromper : si le jeu est né en France, son succès, lui, est le fruit d’une dynamique internationale. Un éditeur étranger, des capitaux venus de l’extérieur, une scénariste non française, une majorité de freelances hors Hexagone, une diffusion portée par Xbox, et une reconnaissance mondiale... Voilà les piliers réels de cette réussite.

Cette réalité n’enlève rien au talent de l’équipe de Sandfall. Au contraire, elle met en lumière une intelligence stratégique : celle de ne pas chercher à tout faire seul, ni à tout faire localement, mais de construire un projet ambitieux en s’appuyant sur les meilleures ressources, où qu’elles se trouvent.

À l’heure où de nombreux studios français cherchent encore à percer sans dépasser leurs frontières, le cas de Sandfall Interactive devrait servir de leçon. L’avenir du jeu vidéo français ne réside pas dans l’isolement, mais dans l’interconnexion. Et peut-être qu’au lieu de revendiquer une victoire 100 % française, il serait plus juste — et plus inspirant — de la qualifier de victoire mondiale portée par un studio français lucide et ouvert.

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Sandfall Interactive

Studio développaant des expériences 3D premium pour PC et consoles nouvelle génération, avec un accent sur des récits immersifs et des mondes fantastiques.

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