
Depuis son lancement en juin 2017, le Game Pass de Microsoft s’est rapidement imposé comme un service incontournable dans l’écosystème Xbox. Offrant un catalogue de jeux conséquent pour un prix mensuel modique, cette formule a bouleversé la manière dont les joueurs consomment le jeu vidéo. Mais si, à ses débuts, le Game Pass apparaissait comme une bouffée d’air frais, les critiques à son égard se font de plus en plus nombreuses – et virulentes.
Le dernier en date à tirer la sonnette d’alarme n’est autre que Raphaël Colantonio, fondateur du prestigieux Arkane Studios et aujourd’hui à la tête de WolfEye Studios. Dans une publication sans détour sur le réseau X (anciennement Twitter), il qualifie le Game Pass de modèle nuisible pour l’industrie, évoquant un mécanisme fondé sur des ressources financières virtuellement illimitées, mais potentiellement destructeur à long terme.
Et il n’est pas seul à s’en inquiéter: Michael Douse, directeur de l’édition chez Larian Studios (les créateurs de Baldur’s Gate 3), rejoint ce constat tout en nuançant les bénéfices apportés aux petites structures. Ce débat relance une question centrale pour le futur du jeu vidéo: le modèle d’abonnement façon Game Pass est-il vraiment durable, ou est-il en train de miner lentement mais sûrement l’écosystème qu’il prétend enrichir ?
Qu’est-ce que le Game Pass ?
Historique: lancement en juin 2017, stratégie Xbox
Le Xbox Game Pass a été lancé en juin 2017 comme une initiative audacieuse de Microsoft visant à transformer la distribution du jeu vidéo. À l’instar de Netflix pour les séries, le Game Pass propose un modèle d’abonnement mensuel donnant accès à un large catalogue de jeux téléchargeables, sans surcoût. Ce service a rapidement trouvé son public grâce à une proposition simple: des centaines de jeux disponibles immédiatement, parfois dès leur jour de sortie, pour un tarif fixe.
Il s’est rapidement imposé comme l’axe central de la stratégie Xbox, notamment après l’échec relatif de la Xbox One face à la PlayStation 4. Microsoft a alors décidé de miser sur l’accessibilité et la valeur, avec pour objectif non pas de vendre uniquement des consoles, mais de fédérer un écosystème multiplateforme (PC, console, cloud).
Fonctionnement et positionnement — abonnement, jeux day‑one, catalogue
Le Game Pass se décline aujourd’hui en plusieurs versions: Console, PC, et Ultimate, cette dernière incluant également le jeu en streaming via le cloud. La force du service réside dans l’ajout régulier de nouveaux jeux, notamment des titres "day-one" issus des Xbox Game Studios, mais aussi de partenariats tiers.
Ce positionnement a séduit des millions de joueurs à travers le monde. En offrant des jeux récents à bas prix, Microsoft a facilité l’accès à de nombreuses expériences vidéoludiques. Cependant, cette promesse a aussi engendré un revers: une modification profonde des habitudes de consommation, où la propriété du jeu disparaît au profit de la location illimitée.
Cette évolution structurelle de l’offre de jeux vidéo soulève désormais de nombreuses interrogations économiques et éthiques, tant du côté des joueurs que des développeurs.
Les critiques de Raphaël Colantonio
Pourquoi le modèle serait « nuisible »
Raphaël Colantonio, connu pour son travail sur Dishonored et Prey, ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’exprime sur le Game Pass. Dans un message posté sur X, il déclare:
« Je pense que le Game Pass n’est pas un modèle viable. Il nuit de plus en plus à l’industrie depuis une décennie, subventionné par l’"argent infini" de Microsoft, mais à un moment donné, il faut se rendre à l’évidence. »
Pour lui, ce modèle n’est pas seulement instable: il repose sur une bulle économique artificielle, alimentée par les milliards de Microsoft. Tant que la firme continue de financer le service à perte, tout semble fonctionner. Mais qu’adviendra-t-il si cette manne se tarit ? La crainte exprimée ici est celle d’une industrie accoutumée à une perfusion financière qui fausse les règles du marché.
Selon Colantonio, le Game Pass tend aussi à écraser la concurrence en proposant un service si compétitif qu’il devient presque impossible de rivaliser. Il ajoute:
« Je ne pense pas que Game Pass puisse coexister avec d’autres modèles. Ils (Microsoft) vont soit tuer tous les autres, soit l’abandonner. »
Ces propos illustrent une inquiétude plus large: celle d’un monopole déguisé qui pourrait à terme uniformiser l’offre vidéoludique et étouffer l’innovation.
Conséquences observées
Les effets délétères de ce modèle ne sont plus seulement théoriques. Microsoft a récemment licencié plus de 9 000 employés dans sa division jeux vidéo, en parallèle de la fermeture de plusieurs studios internes comme Tango Gameworks. Pour de nombreux observateurs, ces décisions pourraient être le signe d’un déséquilibre économique lié à la gestion du Game Pass.
En rendant les jeux trop facilement accessibles, certains estiment que les ventes traditionnelles chutent, ce qui pourrait compromettre la rentabilité directe des productions. De plus, les développeurs se retrouvent parfois contraints de formater leurs jeux pour qu’ils soient compatibles avec les critères du Game Pass: durée, accessibilité, rejouabilité immédiate…
Ce phénomène pourrait in fine appauvrir la diversité créative du médium, au profit d’un contenu calibré pour l’algorithme. Une ironie mordante pour une industrie qui s’enorgueillit de repousser sans cesse les limites de l’art interactif.
L’avis de Michael Douse (Larian Studios)
Risque de dépendance à l’argent de Microsoft
Michael Douse, directeur de l’édition chez Larian Studios – à qui l’on doit le très acclamé Baldur’s Gate 3 – partage certaines inquiétudes de Colantonio, bien qu’avec un ton plus mesuré. Selon lui, le Game Pass n’est pas intrinsèquement mauvais, mais il soulève une problématique centrale: la dépendance financière.
« L’argent du Game Pass permet à des studios de sortir des jeux qui ne verraient jamais le jour autrement. Mais si cet argent s’arrête demain, que va-t-on faire ? »
Cette déclaration met en lumière un danger potentiel: en s’appuyant sur le soutien économique de Microsoft, certains studios développent leurs projets sans modèle de rentabilité propre, rendant leur viabilité fragile. Douse interroge ainsi la durabilité du modèle, craignant que ce qui profite aujourd’hui à certaines structures puisse devenir un piège à long terme.
Avantages pour les petites équipes
Néanmoins, tout n’est pas noir dans la vision de Michael Douse. Il reconnaît que le Game Pass a permis à des développeurs indépendants de financer des projets autrement impossibles à réaliser. La promesse d’une rémunération fixe par Microsoft, en amont du lancement, donne une forme de sécurité budgétaire bienvenue dans un secteur particulièrement incertain.
Pour des studios émergents, cela peut même être l’occasion de gagner en visibilité, le Game Pass fonctionnant comme un gigantesque levier marketing. Des titres comme Hi-Fi Rush ou Sea of Stars ont su tirer leur épingle du jeu en profitant de cette exposition.
Ce paradoxe résume bien l’ambiguïté du Game Pass: outil de démocratisation pour les petits, mais catalyseur de concentration pour les grands. Une situation que le marché va devoir encadrer, au risque de se retrouver dans une configuration où un unique acteur impose ses règles à tous.
Alternatives et pistes d’équilibre
Modèle PS Plus et cycle traditionnel
Face aux critiques adressées au Game Pass, certains experts évoquent le modèle de Sony avec le PlayStation Plus comme un contre-exemple. Bien que PS Plus ait évolué vers une formule à plusieurs niveaux, Sony continue de privilégier la vente classique de ses jeux first-party, notamment lors de leur sortie. Cela garantit une rentrée d’argent directe et valorise le travail de ses studios internes.
Contrairement à Microsoft, Sony n’intègre pas systématiquement ses exclusivités dès leur sortie dans l’abonnement. Cela préserve la notion de valeur individuelle du jeu et permet d’éviter une banalisation de l’expérience vidéoludique. Cette approche hybride pourrait s’avérer plus équilibrée, tant sur le plan économique que créatif.
De même, les studios tiers restent maîtres de leur calendrier de distribution, intégrant leurs jeux au PS Plus souvent bien après leur lancement commercial. Cela permet de capter une nouvelle audience sans cannibaliser les ventes initiales.
Proposition: limiter Game Pass aux jeux rétro / back‑catalogue
Une solution évoquée par certains analystes serait de réorienter le Game Pass vers une logique d’archivage, en mettant davantage l’accent sur les titres rétro ou les jeux plus anciens. Ce choix aurait plusieurs avantages:
- Valoriser le patrimoine vidéoludique: en facilitant l’accès aux classiques oubliés.
- Limiter l’impact sur les sorties day-one, en réservant cette pratique à des cas exceptionnels.
- Réduire la pression sur les développeurs, qui pourraient se concentrer sur la qualité de leur jeu plutôt que sur son intégration dans une vitrine massive dès sa sortie.
En se repositionnant comme une plateforme de découverte et de complément, le Game Pass pourrait conserver son attrait tout en respectant davantage les équilibres économiques du secteur.
En quelques mots
Le Game Pass incarne sans doute l’une des révolutions les plus marquantes de ces dernières années dans l’industrie du jeu vidéo. En rendant l’accès aux jeux plus facile et moins coûteux, il a séduit une large base de joueurs et permis à de petites structures d’exister. Mais à l’heure où les géants du secteur réorganisent leur stratégie, les critiques s’amplifient.
Les propos tranchés de Raphaël Colantonio et les mises en garde nuancées de Michael Douse témoignent d’un malaise croissant dans la profession. Entre dépendance économique et perte de diversité créative, le Game Pass apparaît autant comme un moteur d’innovation qu’un risque systémique pour le marché.
La vraie question reste alors ouverte: peut-on concilier l’accessibilité du Game Pass avec une économie durable et équitable pour les créateurs ? Ou faudra-t-il un retour à des modèles plus traditionnels pour éviter un effondrement de la diversité vidéoludique ?